Dernière escale à la mégastructure

Girls’ Last Tour de Tsukumizu, Blame! de Tsutomu Nihei et l’escale à Yokohama d’Hitoshi Ashinano sont des œuvres semblables à une longue route où leur auteur et autrice y parsèment leurs questionnements, leur fascination ou leur désir. Blame!, œuvre majeure, déroutante et intemporelle, vous projette dans une ville dantesque où l’ensemble des êtres vivants semblent avoir été contaminés par un virus et où l’humanité n’a plus sa place. L’escale à yokohama va à contre-courant pour proposer une vision optimiste de l’être humain malgré une montée inexpliquée des eaux, accompagné de l’androïde Alpha scrutant le monde couvert d’une robe à la couleur crépusculaire depuis son café emblématique. Enfin, Girls’ Last Tour, conjugaisons entre ces œuvres, où l’humanité n’est plus, où nous suivons deux jeunes filles parcourant un monde inconnu.

Par bien des moyens, ces éléments prendront forme au sein de leurs œuvres : par la présence d’un médiateur qui deviendra les yeux de l’auteur, par des personnages errants partageant ses obsessions et ses doutes. Cela inclut la ville, artefact utopique, élément omniprésent au sein de ces œuvres, portant le récit et évoluant indépendamment des actions des personnages qui y résident. On y observe le rapport qu’ont les personnages avec cette entité, l’influence qu’elle exerce sur leur manière d’appréhender le monde. En outre, il offre la possibilité d’observer le pont qui se crée entre chacune de ces œuvres grâce à la complémentarité qu’on peut y trouver, leurs différences et ce qu’elles ont pu apporter au médium. 

Girls’ Last Tour & Blame : La ville comme outil constructif du rapport des personnages au monde

Tsutomu Nihei va, au sein de son œuvre, laisser volontairement le lecteur se lancer dans sa propre procédure de construction narrative. Dans un but premier, il recherche, à créer chez lui ce sentiment d’être dépassé par l’univers dans lequel on le laisse errer, et donc dans un objectif second, de mûrir chez nous une expérience de lecture et une perception de l’intrigue qui nous soit propre à chacun. Si bien que Blame! va de ce fait fortement insister sur cet aspect, cette forme d’autonomie qu’on va devoir développer au cours de ce processus.

Ainsi, il amorce un voyage aux dimensions dépassant l’entendement et en accentuant cette logique d’apprentissage qui en résulte de cette expérience personnelle. Tant d’éléments appuyant le choix du quasi-mutisme de Killy, les infrastructures le rejetant, rejetant l’humanité et le lecteur, le poussant à mûrir sa propre compréhension de ce monde. Il offre la possibilité au lecteur de créer et d’obtenir tant bien que mal ses propres clés de réflexion et de saisir ce qui semble, pour lui, guider les pas de Killy dans sa quête obsessionnelle.  L’expédition au sein de Girls’ Last Tour est similaire à celle de Blame!. À la différence que cette dernière est plus proche de l’errance, en rôdant au travers de ces grandes villes dont les inspirations proviennent de l’univers de Blame!. Bien que les murs de ces villes soient moins mutiques, plus aérés que ceux de son prédécesseur, la démesure de celles-ci et l’influence qu’elle exerce sur les personnages y est tout aussi présente. 

BLAME ! © 1998 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.
© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.

Les deux protagonistes de Gir’ls last tour, Chû et Yû se soutiennent mutuellement pour se donner le courage de mener leur vie, et d’en préserver l’essence le plus longtemps possible. De ce fait, on en oublie l’oppression que peut exercer cette ville. Ces vastes étendues vont laisser place à une réinterprétation de ce monde, proposant une vision innocente et nouvelle d’un univers qu’elles n’ont pas connu. C’est la raison pour laquelle les commentaires exposés sur ce monde et de ces villes qui le constituent, sont alors dans ses prémices plus terre à terre pour enfin s’étendre vers des aspects plus personnels et empreints de poésie. En retournant dans l’univers de Blame!, on constate que l’espace et le temps sont des entités capricieuses qu’il est vain de quantifier et de mesurer, donnant cette impression que celui-ci se fige. Le temps qui se gèle, ce décalage avec le décor, permet également du côté de Chû et Yû de développer et approfondir leur relation avec la ville. Notamment face au sens de l’héritage laissé par la génération précédente, la religion, le concept de la vie, le rôle de l’art, ce besoin de conserver la mémoire de l’humanité par les écrits. 

© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.
BLAME ! © 1998 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

Tant d’éléments qu’elles vont se réapproprier, nous permettant d’ouvrir les portes du monde de ces deux œuvres foisonnantes de richesse, portant une étrange fascination pour la “ville” et qui permettent d’en observer avec quelle minutie elles la mettent au service de leurs récits. Puis comment ces entités que représentent ces villes, offrent cette interrogation sur le rapport qu’ont nos protagonistes et l’homme dans sa généralité, avec le monde. De même que comment celui-ci cherche parfois à s’émanciper de ces infrastructures, ces villes démentielles, délaissées ou délaissant ses habitants. Ainsi Killy, par le biais de ses actions et ses décors encadrants certains instants contemplatifs, vient appuyer son refus de se plier à cette ville. En effet, cette ville consciente aux membres tentaculaires s’étend à perte de vue pour y assimiler chaque parcelle d’humanité qui la constitue. Grâce à des procédés narratifs visuels, la ville peut aussi devenir le porte-parole de ceux errant en son antre, ou bien la geôlière de ces derniers. En somme, elle accentue le sens de leur questionnement, leurs actions, les rendant les témoins descriptifs d’un univers dépassant tout ce qu’on est capable d’imaginer.

« Silence » et « observations »

© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.
BLAME ! © 1998 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

Le chapitre “Silence” de Girls’ Last Tour et le chapitre log “observateur”de Blame! créent une jonction intéressante entre les deux œuvres. Killy emprunte un chemin de plusieurs milliers de kilomètres, seul être de ce monde possédé par cette volonté inébranlable de préservation de l’humanité. Cette longue marche nonchalante résonne avec celle de Chû et Yû, évoluant dans un monde également en verticalité, les menant dans cet escalier obscur à la hauteur absurde. La composition de ces deux planches fascines par leur manière d’orienter le regard du lecteur qui embrasse décor qui lui est dévoilé. Dans le cas suivant, les deux lignes du mur, la direction de l’escalier suivent rigoureusement cette règle de verticalité régissante dans ce monde et nous poussent à observer nos personnages face à ce passage menant au « néant », point culminant de leurs quêtes respectives. Tous les trois, provenant de ces villes aux fonctionnements architecturaux qui se répondent mutuellement et se complètent. L’ascension de chaque strate est comme sortir du néant afin de pouvoir marcher jusqu’au prochain néant. Tout disparaît et naît en son sein, preuve de cette sensation de se sentir vivant. 

 “ C’est donc cela vivre ? Sortir du néant et marcher jusqu’au prochain néant”  – Yû (Girls’ Last Tour, Tsukumizu)

L’escale à yokohama & Blame : La ville, objet de fascination pour l’immuable

“Je pense que je reviendrais boire un café, quand dix ans de plus auront passé. Si je suis encore dans les parages bien sûr. Même si je reviens dans vingt ans, je pense qu’elle se souviendra de moi” – Le client (l’escale à yokohama, Hitoshi Ashinano)

Au cours de l’expédition que nous menons, grâce à Girls’ Last Tour et au travail d’introspection mené par Tsukumizu dans cette longue et dernière balade, une route prend délicatement forme au travers de deux œuvres : L’escale à Yokohama et BLAME!, dans lesquelles les racines de Girls’ Last Tour puisent pour offrir une vision discrète et délicate. À quatre années d’écart, l’escale à yokohama (1994) et Blame! (1998) entamait à la même période leur prépublication dans le magazine Monthly Afternoon. L’escale à yokohama arrivait à la suite d’un contexte social et économique particulièrement délicat pour les jeunes lecteurs japonais, devenant une œuvre ayant pour optique d’apaiser ses lecteurs et dont l’influence de cette œuvre culte perdure toujours de nos jours. Deux œuvres aux objectifs différents, mais qui se rejoignent par les désirs de ses auteurs qui se reflètent aussi bien par leurs personnages que les techniques de narrations visuelles qu’ils intègrent à celles-ci.

C’est dans les moments de longues marches de Killy que les fascinations de Tsutomu Nihei sont les plus visibles, notamment ses attraits pour l’immuable, l’éternité. L’écho crée par ses obsessions vient trouver aussi refuge dans les œuvres Ashinano et son ouvrage le plus emblématique. Ce sentiment d’éternité s’articule intelligemment par une mise en page envoûtante, faisant progresser notre lecture par cet enchaînement de cases d’un point de vue à un autre, ou à la fine présence ou voir à l’absence de cet espacement entre les cases créé cette rupture du temps.

© Hitoshi Ashinano / KODANSHA Ltd.
BLAME ! ©1998 Tsutomu Nihei / Kodansha Ltd.

Ce faisant, ce procédé vient renforcer la relation qu’ont les personnages avec les décors, en s’agglomérant autour d’une idée, un ressenti ou un lieu comme ici avec la ville. Ne connaissant pas de limites, elle finit par évoluer indépendamment de leurs actions, devenant imprenable en son principe et étrangère à toute logique. C’est pourquoi ces œuvres incitent, d’un côté, avec Tsutomu Nihei à se perdre dans les détails des décors étouffants et démesurés, intensifiant la solitude du protagoniste, incitant le lecteur à puiser dans son imagination pour créer sa propre construction narrative. De l’autre, avec Hitoshi Ashinano, de prêter une attention toute particulière à ces détails afin d’en saisir toutes les subtilités et la beauté qu’ils ont à offrir.

Le découpage donne l’impression que le temps a perdu toute rationalité en ces lieux, il s’étend pour que seule le ressenti règne. La ville ici, vient sans cesse rappeler leur condition d’individu quasi éternelle. Le personnage d’Alpha par sa condition, reflète le monde tel que l’auteur le percevait à l’époque et témoigne par la même occasion de ce monde en perdition, proche de sa fin et ce qu’il adviendra. Observant ses habitants conscients de leurs faiblesses et de leur impuissance, mais gardant cet optimisme pour profiter de la vie. Killy par sa condition d’être quasi immortelle et par sa quête obsessionnelle d’atteindre des hauteurs insoupçonnées reflète ce désir de l’auteur de vivre, d’être, lui aussi, témoin de ce qu’adviendra l’humanité au même titre qu’Alpha.

© Hitoshi Ashinano / KODANSHA Ltd.

La ville et les liens entre ses habitants

© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.

Plan d’une partie du monde de Girls’ Last Tour qui est composé de multiples villes s’étendant d’une strate à une autre, infrastructure qui va sans rappeler la mégastructure de Blame

Chû et Yû mènent constamment leur expédition sans but, errant librement et simplement dans ces immenses villes en étage. Elles feront la rencontre au cours de leur voyage de personnages animés par un puissant objectif, capable d’être en mesure de réaliser ce qu’il désire. À l’atteinte de chacune des strates constituants ces vastes cités, Chû et Yû ressassent ces mêmes questions : Quelle manière de vivre procure le vrai bonheur ?  Cette dernière est-elle correcte ?

Les personnages que rencontrent Chût et Yu partageront leur lien avec ce monde, cette ville, leur capacité extraordinaire à trouver l’expédient leur permettant de donner un sens à leur propre existence afin de surmonter leurs faiblesses et de s’émanciper de cette entité que représente la ville. Parmi ces rencontres, il y a Hanazawa qui, dans ces villes dépeuplées, cherchera à rationaliser ses déplacements en cartographiant le monde qui l’entoure et les beautés qu’il est encore capable de réserver. L’une des rencontres les plus fascinantes à observer est celle d’Ishii. En profitant des archives d’avions, provenant d’un héritage de la génération précédente, elle se lance dans une quête obsessionnelle de la construction d’un outil lui permettant de s’émanciper de cette ville mourante, de ces murs dont elle est prisonnière. Ayant comme une envie, en observant nos héroïnes, de se réconcilier avec cette volonté de vivre librement et avec cette simplicité de concevoir le monde.

© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.

Ces trois routes pourtant différentes par leur unicité et leur identité singulière se rejoignent par le biais de la ville qui évolue d’un point de vue intimiste, profond et à taille humaine pour s’élargir à un point de vue plus large. Elle vient rappeler que même si l’homme est conscient que tout à une fin, celui-ci est porté par une volonté inexplicable d’être actif. Cette volonté, bien plus proche de l’instinct, réside dans le cœur de tous et nous lie à chacun, expliquant pourquoi, qu’il soit conscient ou non, nous vivons pour nous donner mutuellement le courage de mener notre existence.  Comme les habitants de Yokohama embellissant ce monde crépusculaire en conservant leur humanité par cette volonté de profiter de la vie, comme Chû et Yû à bord de leur chenille mécanique, ou encore comme Killy dans son ascension obsessionnelle…

© TSUKUMIZU 2014 / SHINCHOSHA PUBLISHING CO.
© Hitoshi Ashinano / KODANSHA Ltd.

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