Blue period : La création d’un lien et l’intégrité artistique

Par le biais de son manga, Tsubasa Yamaguchi transpose au monde de l’art la tendance de notre société a toujours comparé les images les unes aux autres. Ou plutôt, elle le transpose à la vie des artistes, confrontés à ce phénomène.

Au cours d’un entretien avec Matias Bergara (Artiste, illustrateur), où il abordait le facteur “réseau social” (pouvant apporter un aspect anxiogène à ce phénomène), il soulevait que les artistes ont parfois cette obsession de se comparer et de répondre à des besoins immédiats. Je souhaitais revenir sur un moment de Blue Period qui m’a bouleversé et qui aborde cette problématique, tout en essayant de l’analyser par le prisme de la composition des planches, leur découpage et leur rythme. Ils permettent d’observer la manière dont de nombreux facteurs sont mis en place pour appuyer les messages que l’autrice cherche à délivrer.

Ce nouveau format d’articles « Derrière les lignes, derrière les planches » se focalisera sur ces éléments propres à la narration visuelle.

L’enfance et la sensibilité artistique

Blue Period nous introduit dans le monde de l’art par le personnage de Yatora. Depuis qu’il a été subjugué par une œuvre d’art conçu par l’une de ses camarades de classes, il tombe amoureux de l’art, au sens littéral du terme. Au cours de sa progression dans le monde de l’art, il animera aux côtés d’autres maitres et maitresses des ateliers de dessin, dans le cadre d’un job étudiant. Il sera confronté à la forte sensibilité émotionnelle et environnementale des enfants, les octroyant d’une franchise reflétant une vision honnête et transparente du monde qui nous entoure. Ils n’ont aucune entrave, une pomme rouge peut, pour eux, arborer une robe bleue bien plus étincelante. Cette sensibilité et honnêteté sont parmi leurs nombreuses sources d’imaginations. 

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

D’un côté, ils sont de véritables éponges. Les remarques maladroites, bien que n’ayant pas de mauvaise intention, peuvent avoir une répercussion sur leur perception délicate. Sae est l’une de ces enfants, pratiquant la peinture avec beaucoup d’applications. Elle réalise à la demande de ses parents un grand nombre d’activités aussi bien ludiques et sportives. Pendant que ses autres camarades de classe trouvent leur voie, Sae continue de s’appliquer et répondre aux attentes. Sans une fois lâcher prise, elle cède sous la pression. Les liens et les jeux sont les meilleurs moyens de nourrir la créativité des enfants et les aider dans l’apprentissage, ils sont souvent prédisposés à avoir une grande liberté d’utilisation des couleurs. Les tableaux de Sae tournent alors vers un monde sobre, un espace “gris”. Son œuvre, la réponse de Sae face à l’environnement pesant devient sombre et glaçante…

La création d’un lien

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

Ces deux planches me fascinent, on y trouve Sae sur l’une des tables de l’atelier de dessins. Elle est accompagnée par un des maîtres de l’atelier, dessinant chacun de leur côté sur une feuille. Sae est capable de déceler les qualités uniques de ses camarades. À force d’observer les œuvres des autres, elle en devient incapable d’observer ses propres œuvres avec le même recul et la même attention. L’un des professeurs va lui tendre la main et l’aider dans son rapport avec ses propres œuvres. Pour cela, il lui propose un atelier particulier : “La peinture à 4 mains”. Une expérience singulière où deux artistes élaborent une œuvre commune. Ils peignent en symbiose “une réponse” conjointe.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

La précédente planche amorce l’importance et la particularité de la construction de cette scène, la fenêtre et ses bordures. L’ombre qui s’étend sur la feuille blanche. L’autrice établie des lignes créant des connexions naturelle entre les individus par le positionnement de leur main et la ligne d’ombre les séparant. La deuxième bande de cette planche est divisée en trois cases : le professeur annonçant le début de l’atelier, le centre du dessin et le regard attentif de Sae. Tsubasa Yamaguchi pose à nouveau de nouvelles connexions d’une fluidité spectaculaire. Partant de la tresse du professeur, à la main de ce dernier posant son pinceau pour nous rediriger sur la dernière case. Cette planche souligne le rythme particulier que va adopter la suivante. En ces deux instants, le temps est comme figé. Dans ce moment suspendu, une ambiance monotone et mélancolique se juxtapose de manière délicate.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

Dans cette optique Tsubasa Yamaguchi élabore un espace précis. Au premier plan, Sae. Blonde et petite, rétracté et focalisé sur sa partie de la feuille. De l’autre, son professeur. Brun et élancée. Tout ornée de noir, avec une posture droite et rassurante. Au second plan, la fenêtre et le paysage du fond placent le cadre de la scène, derrière une fenêtre aux bordures en bois. Des buissons entourent le professeur, des légers vaisseaux de lumière s’arrêtant à son visage. Et de l’autre côté de Sae, un espace plus épuré, un simple grillage suspendu au-dessus d’elle.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

De chaque côté les éléments du décor attirent l’attention sur le point central de la case. Les buissons, la gestuelle, le placement de la lumière, le regard distant dans ces premiers coups de pinceau insouciants. Dans la première case, cette dernière est divisée par une composition particulière. Le milieu de la fenêtre vient créer et accentuer de manière naturelle une séparation entre ces deux individus. Par la suite, notre regard est attiré par le contraste de silhouette qui accompagne cette distinction. L’attitude des personnages apporte une seconde dissonance et met en lumière les gestes intimistes des deux peintres. Tsubusa Yamaguchi découpe cette planche comme deux tableaux qui viennent de prendre forme, chacun ayant ses particularités et présentant un aspect très personnel de chaque artiste. Pour au final s’unifier.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

L’essence du “dessin à quatre mains” se situe dans la spontanéité, dans la manière dont les pinceaux se répondent par le biais de gestes instinctifs. Pour mettre en scène cette rencontre, dans la case ci-dessus, la composition se recentre au niveau de Sae. Le cadre se resserre et la composition de la case se focalise sur cette réaction. Une réponse mutuelle décrit par ces gestes synchronisés. En se baissant pour dessiner, le professeur provoque des courbes dans la composition. Ces mêmes courbes  permettent à deux personnages que le rapport à l’art oppose de se rejoindre. Dans cette composition Sae et son professeur se rejoignent et communiquent à travers la pratique du dessin.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

La seconde planche opte pour un rythme qui nous décrit une action surcoupée en trois temps. La gestion de l’espace permet aux cases de respirer et de capturer cet instant de création. L’autrice dilate le temps de cette scène pour dépeindre de la manière la plus simple l’amour de peindre de Sae et son professeur. Leurs pinceaux réagissent aux traits, aux couleurs et aux formes de chacun. Elle traduit un état émotionnel, les perceptions se rejoignent, alors que les deux trouvent qu’ils ne sont pas doués dans ce qu’ils pratiquent. Ce qui importe en ce moment entre couper n’est ni la justesse de leurs traits, mais la passion avec laquelle ils abordent cette création commune. L’expression de leur personnalité prend forme dans cette action de toute beauté. 

La symbolique du regard

Tsubasa Yamagachi va tout au long de cet atelier appuyer sur l’importance du regard, et ce, à plusieurs niveaux : 

  • Celui de Yatora et sa prédisposition naturelle à observer autrui.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

  • Hashida et sa passion à regarder les œuvres des autres.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

  • Et enfin le regard que porte les enfants sur le monde.

Hashida, par sa capacité d’observation démontre que l’art n’a pas la même dimension selon celui qui le regarde. Dans notre cas se concentrant sur Sae. Que ça soit durant les autres activités qu’elle réalise, au sein de l’atelier de dessin ou bien dans le cercle familial, la comparaison avec les autres est toujours établie. L’autrice renforce cette allégorie par des idées de mises en scène captant toujours notre attention sur le regard.  Que ça soit la perception des personnages ou la nôtre, L’autrice éveille et recherche à affiner notre sensibilité par ces différents points de vue.

© Yamaguchi Tsubasa / Kodansha Ltd.

La symbolique du regard atteint son paroxysme à l’arrivée du père de Sae. Dans son insouciance et comprenant que cette œuvre a été réalisée avec son professeur, il découpe le dessin pour en donner une partie commune à chacun. Dans son découpage et dans chacune des pages, l’autrice revient à plusieurs reprises sur le motif du regard.  La première case représente l’acmé de cette scène. La forme qui rappelle l’œil sur le dessin fait écho à la réaction de Sae. L’information essentielle est le regard, le rapport qu’entretient le personnage avec son œuvre. La seconde case se concentre sur celui du père ne voyant en cette feuille que deux dessins : Celui de Sae et son professeur. Bien que la peinture ait été conçue à quatre mains, c’est la spontanéité de Sae qui a guidé la conception de cette œuvre unique en son genre. Le père déchire l’intégrité artistique de Sae, au sens littéral.



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4 réflexions sur “Blue period : La création d’un lien et l’intégrité artistique

  1. J’adore ce genre de décryptage, merci !
    L’enchaînement d’images avec Sae est superbe avec toute cette symbolique de la composition. Ça donne vraiment envie de s’y arrêter et de le faire plus pour d’autres cases
    Merci pour ce travail !

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    • De rien et merci ! Oui cette scène m’avait tellement marqué que j’étais incapable de penser à autre chose. J’avais besoin d’en parler et sous un angle où j’ai encore beaucoup, beaucoup à apprendre (pas mal de précipitation et d’erreurs)….

      Si cela t’as donné envie, c’est un objectif de coché haha. Encore merci !

      Aimé par 1 personne

  2. Merci beaucoup pour cette analyse, le développement autour de Sae m’a également beaucoup marquer au cours de ma lecture. Bien que les différents jeux de regards ne m’avais pas échapper, je n’avais pas fait attention à la symbolique derrière la composition du décors

    Aimé par 1 personne

    • De rien et surtout merci à toi d’avoir pris le temps de la lire ! Avec le personnage de shoya, les deux m’ont beaucoup touché dans ce tome. Content de lire que cela t’as permis d’éclaircir certains éléments 🙂

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