Semaine du shōjo : de la réalité à la fresque historique

Pour aborder la nouvelle semaine du shojo organisé par “le club du shojo”, il nous était proposé de traiter des œuvres qu’on affectionne parlant de la condition féminine. Pour cette occasion, notre dossier se porte sur le travail d’autrices évoquant au centre de leurs œuvres cette thématique. Que cela soit par l’angle de la fiction ou celui de la réalité, ces autrices puisent dans les codes narratifs de leur médium pour user de multiples manières pour véhiculer leurs messages. 

Tomoko Yamashita – “Entre les lignes”: et si on pouvait changer le monde ?

« Entre les lignes »© Tomoko Yamashita/SHODENSHA

Entre les lignes : une fondation pour la jeunesse

Tomoko Yamashita fait partie de ces autrices s’ancrant dans la réalité pour interroger le lecteur: en passant du rapport à la normalité à la délicatesse de la communication, du sujet du familialisme à l’injonction féminine. L’autrice démontre une volonté au travers de ces œuvres de multiplier le spectre des motifs sociaux qu’elle aborde. Pour cela, Tomoko Yamashita n’hésite pas à naviguer dans une multitude de genre. En passant du thriller Horrifique avec “The Night Beyond the Tricornered Window” au récit de vie dans “Entre les lignes”. Cela s’illustre par le parcours de l’autrice, Tomoko Yamashita provient de l’univers du boy’s love qui laisse autant une large indépendance artistique qu’éthique. Tout en lui permettant de varier les expérimentations artistique et narrative, lui assurant de trouver une forme qui épouse au mieux ses idées. “The Night Beyond the Tricornered Window” aux éditions taifu, est un parfait exemple de prouesse graphique dont faire preuve l’autrice et de la liberté qui lui est accordée.

Tomoko Yamashita profite des possibilités qu’offre la fiction, pour aborder au centre de son œuvre aussi bien de la condition féminine que la discrimination envers les minorités au sens large. On abordait dans un précédent dossier, du récit intergénérationnel cristallisant ces années d’expérience narratives et morales de Tomoko Yamashita: “Entre les lignes“. Ainsi depuis maintenant 10 tomes, l’autrice décrit le récit intime de la jeune lycéenne Asa et d’une romancière trentenaire du nom de Makio, leur quotidien se retrouve chamboulé suite à la disparition des parents d’Asa dans un accident de voiture. Cette dernière se retrouve sous la tutelle de Makio, sa tante. La première rencontre que fait Asa avant même celle de Makio, c’est avant tout celui d’un monde dont elle n’en saisit plus le sens. Un monde pour lequel elle éprouve une colère profonde. Tomoko Yamashita a construit son œuvre comme un lieu symbolique pour la jeunesse et ses lectrices. Un refuge où il leur est légitime d’exprimer leur colère. Un repaire donnant le pouvoir de mettre les mots justes sur ce qui les pèse. Un cadre assurant que les sentiments qu’ils ressentent est juste et leur appartient. 

« Et si je pouvais changer le monde ? »

« Entre les lignes »© Tomoko Yamashita/SHODENSHA

Si Entre les lignes est comme une fondation pour ses lectrices et la jeunesse, il permet à l’autrice de revenir sur des évènements qui lui tiennent à cœur.  Tomoko Yamashita, en gardant un pied dans la réalité, et puisant dans ces thèmes pour pousser les possibilités narratives qu’offre son médium. Notamment dans son habitude d’entremêler passé, présent et futur sans perdre le lecteur. Elle ne laisse pas de signe visuel laissant présager une immersion vers une temporalité différente, les cases s’entremêlent aux mêmes rythmes que les pensées et les interrogations d’Asa évoluent dans sa quête de mener sa propre vie. L’autrice n’hésite pas aussi à exprimer de manière directe sa colère, Tomoko Yamashita va dans un tome “d’entre les lignes” centrer tout un chapitre sur l’une des camarades de classe d’Asa, Chiyo. En dernière année de lycée, Chiyo souhaitait intégrer les facultés de médecine d’une université de Tokyo. À la suite de l’annonce des entrées en examen en fac de médecine, elle découvre que ces organismes agissent sur les possibilités d’entrée des futures étudiantes. Comme si elles n’étaient pas traitées comme des êtres humains, une colère insoutenable vibre à travers les planches. Tomoko Yamashita éprouve en ce sens une importance à effectuer des rappels auprès du lecteur. Comme ces chapitres qui s’inscrivent sur les évènements de 2018, se déroulant au sein de l’université privée Juntendo à Tokyo. L’établissement avait changé le niveau des examens d’entrée en école de médecine, à l’encontre de ses étudiantes présente aux examens. 

Dans une optique d’interroger le lecteur sur ses propres préjugés, et ce, sans tomber dans le misérabilisme, la moralisation ou le jugement. Elle démontre qu’il n’y a pas de moralisateur, mais plutôt des individus qui portent une attention ou non aux problématiques qui subsistent dans notre époque. Il en est de même de la fiction, pour contribuer aux changements de ce monde, il est possible de ne pas produire dans la fiction les mêmes inégalités qu’on retrouve dans la vie réelle.  Tomoko Yamashita ne soulève qu’il n’y a pas de choses qui ne nous ne concernent pas dans ce monde. Et bien qu’on ne soit pas capable de modifier le cœur ou le comportement d’autrui, il n’a rien de plus admirable d’agir pour les autres en ayant conscience de la limite de la portée de nos actions.

« Entre les lignes »© Tomoko Yamashita/SHODENSHA

« Entre les lignes »© Tomoko Yamashita/SHODENSHA

Battan et le port du masque social

Les portraits de Battan

« L’amie de ma soeur » – © Battan / Kodansha Ltd.

À l’image de son ainé.e QTA-Minami (Adieu Midori, “Jeux d’enfants”, “Elle”). Battan lève depuis 2015 de nombreux portraits féminins. Elle met en avant des couples lesbiens dans ses œuvres, où elle dépeint aussi bien l’enfance que le passage à la vie d’adulte. Les amours de jeunesse à ceux après l’adolescence. Les récits de vie de Battan son empreint d’un onirisme marqué, ses planches organiques rappellent Mari Okazaki dans cet exercice. Et tout comme Tomoko Yamashita, Battan couple ses portraits à des sujets sociaux qui lui tiennent à cœur. Non loin de rattacher Battan a la seule image de ces immenses autrices, il est tout de même important de soulever le jeune travail de l’autrice qui laisse une marque et une identité prononcée. 

& © Mari Okazaki (2010)
« L’amie de ma soeur » – © Battan / Kodansha Ltd.

« Entre nos mains « – © Battan / Kodansha Ltd.

Entre nos mains: Midori le caméléon

Entre nos mains – © Battan / Kodansha Ltd.

Dans les rues étouffantes de Tokyo, Makimura est prisonnière des souvenirs du lycée de son premier amour: Midori. Aujourd’hui étudiante de 27 ans, la ville n’émet plus les mêmes illuminations de ces instants où le temps se figeait au côté de Midori. Dans une période de la vie où l’envie d’explorer des horizons inconnus semble être une opportunité tangible et infinie. Désormais, elle se présente comme un besoin, une nécessité vitale de s’évader.  En retrouvant Midori, ce désir se manifeste par cette sensation de temps en suspension où l’espace entre les cases se resserre quand les deux protagonistes sont ensemble. L’autrice fait preuve d’une épure et aère les instants centrés sur ces deux individus où chacun y trouve sa place.

Entre nos mains – © Battan / Kodansha Ltd.

Battan s’intéresse aussi au sujet du “masking”, la notion de cacher de manière consciente ou non ses difficultés sociales. En y abordant toute la fatigue et l’anxiété que cela génère. Battan joue sur ses compositions pour décrire cette peur, pour renfoncer ce décalage  temporel que ressent Midori avec le monde environnant.  Battan nous transporte  dans ce bonheur illusoire tant par des changements de tons que par les différents points de vue qu’elle nous expose dans le récit.  En Passant de la discrimination inconsciente à la masculinité toxique, elle s’appuie sur les points de vue de ses personnages pour véhiculer ces messages. Dans “Entre nos mains”, Battan met en lumière cette recherche et du rapport qu’on a avec l’image de sa propre personne. En illustrant la difficulté de ne pas être en opposition constante avec sa nature profonde, la complexité de la comprendre et la peur de ne jamais la saisir. Mais à force de passer notre temps à se faire des idées de ce qu’on souhaite être, il en devient délicat de saisir ce qu’on désire faire.Battan illumine le paysage du manga aussi bien par ses traits rafraîchissant que par les sujets essentielle qu’elle évoque

Entre nos mains – © Battan / Kodansha Ltd.

Fumi Yoshinaga et L’angle de la fiction pour se réapproprier l’histoire

« Et quand le monde change ? »

Pour renforcer le poids du traitement de ces thématiques, des œuvres adoptent l’angle de la fiction. Depuis ce point de vue, Fumi Yoshinaga fait une proposition frontale: Et si au XVI siècle, une épidémie décime la population masculine, laissant les rênes du Japon de l’époque aux femmes ? Sur la base de cette interrogation, le pavillon des hommes déroule une longue estampe historique imaginaire. 

OHOKU © 2005 by Fumi Yoshinaga / HAKUSENSHA, INC., Tokyo

Fumi Yoshinaga s’appuie sur les rouleaux d’écrits de l’époque pour peindre sa fresque, en remplaçant les figures masculines importantes de l’histoire par des femmes. L’histoire de l’autrice prend place sur les prémices du système Ooku: le célèbre harem mis en place dans les résidences du château d’Edo par “Kasuga no Tsubana”. Une figure notoire d’Edo, dont le rôle était de trouver l’épouse du Shogun.  Grâce à cette base riche et solide, l’autrice a souhaité avant tout pointer l’irresponsabilité des politiques, en appuyant que l’histoire nous a souvent démontré le parcours souillé des politiciens. Tout en soulignant le peu d’intérêt qu’ils éprouvent envers la jeunesse.

OHOKU © 2005 by Fumi Yoshinaga / HAKUSENSHA, INC., Tokyo

La singularité du travail de Fumi Yoshinaga se traduit par la clarté de sa narration, dont cette dernière décrit une fiction aux problématiques contemporaines et toujours aussi criantes de vérité. Elle s’accompagne d’une beauté  à la fois discrète et cruelle qui apporte ce charme singulier au pavillon des hommes. Elle se sert aussi  du mystère et du silence de cette époque, renforçant  le poids du rôle des 9 portraits des shogunats féminins que nous livre l’autrice dans son récit. Les symbolismes sociaux qu’aborde le pavillon des hommes sont nombreux. Qu’il s’agisse du poids et la valeur du silence, l’enjeu qu’il représente au pouvoir. Ainsi que celui de la sexualité, et comment cette dernière affecte la nature du pouvoir.  Car si Fumi Yoshinaga aborde de l’inversement des rôles sociales et de genres, elle traite aussi des dérives de la société de l’époque qui se perpétue à nos jour.

OHOKU © 2005 by Fumi Yoshinaga / HAKUSENSHA, INC., Tokyo

Voici la liste des participant(e)s à la semaine du shôjo :

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3 réflexions sur “Semaine du shōjo : de la réalité à la fresque historique

  1. Coucou ^^
    Tout d’abord, un grand merci pour ta participation (vraiment désolée pour mon retard dans les commentaires 😳
    J’aime beaucoup la façon dont tu parles de toutes ces autrices. La seule que je ne connais pas encore c’est Battan mais son style me tente énormément !
    Que dire de Tomoko Yamashita ? Depuis que je l’ai découverte, je suis fan, que ce soit avec The Night Beyond the Tricornered Window (dommage que le titre ne rencontre pas plus de succès, c’est tellement excellent) ou évidemment Entre les lignes, tellement poignant. J’espère qu’on aura plus de ses œuvres quand même !
    Le Pavillon des Hommes est également remarquable à bien des titres comme tu l’évoques si bien ♥ J’avais tardé à me mettre à la série mais je regrette presque – heureusement les tomes restent quand même « disponibles ». De l’autrice, j’avais également été touchée par All my Darling Daughters (indisponible hélas) qui traite des relations mère-fille mais aussi des femmes de manière générale.

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