Entre les lignes, derrière les planches: Fool night et la narration verticale PT.2

La première partie de cette série d’articles nous a permis de placer les bases du fondement de l’univers de Fool Night. Elles nous ont aidé à se noyer dans cette angoisse face au monde dépeint par l’auteur. Dans cette seconde partie, notre attention se portera sur une autre type de narration opté par Kasumi Yasuda: la narration verticale. Et comment cette dernière nous décrit la situation sociale des personnages de l’univers de Fool Night. Ensuite, nous allons revenir sur l’influence majeure du cinéma coréen sur le plan narratif de l’auteur pour dénoncer une forme désespoir structurel.

La recherche de « richesse intérieure »

Dans Fool Night la végétation à une place omniprésente dans le cadre et la narration.  Par leur présence l’auteur cherche toujours à soutenir notre regard sur la situation de son univers. En nous décrivant un monde recouvert d’un rideau noir à l’origine d’une disparition massive de plantes. Le sacrifice des plus précaires assure le bien du plus grand nombre, grâce à la transfloraison: une opération permettant à un individu proche de la mort de se transformer en plante par l’implantation d’une graine. Un procédé qui assure l’apport en oxygène nécessaire pour la survie de l’humanité. À l’image d’une grande partie de la population Toshiro suffoque dans cette situation sociale. Il cède en usant de cette opération pour assurer sa survie. Une intervention qui lui octroie une capacité rare: celle de comprendre les sanctiflore, les êtres nés de la tranfloraison. La présence de ces plantes crée un paradoxe déstabilisant dû à leur origine et à leur omniprésence dans le cadre des cases de Fool Night. Elles contribuent à ce malaise social où l’auteur nous conditionne de manière inconsciente à leur existence. Elles servent aussi bien, dans la mise en avant des disparités sociales que dans les changements de tons. Elles font partie du décor, du cadre de vie qui nous est représenté en oubliant par moments la situation dans laquelle nous sommes.

Dans Fool night même les instants anecdotiques sont embellis par la narration de Kasumi Yasuda. Au travers d’un moment d’errance et de doute, Toshiro est obsédé par le peu de temps qui lui est accordé jusqu’à la fin de sa transformation. Il est hanté par ces interrogations qu’il partage à son supérieur du secteur spécial de transfloraison, Jin Higarashi.

Y a-t-il une raison qui explique notre existence ? Est-il nécessaire d’accomplir de grandes choses pour se sentir vivant ?  Peut-on juste nous autoriser à nous s’amuser ? 

Au cours de cet échange, Jin propose à Toshiro d’user de ses pouvoirs pour l’aider dans une partie de poker entre amis.  Lui qui est capable via les sanctiflores qui sont sensibles aux émotions humaines, de ressentir et comprendre les émotions d’autrui par leur présence. Pour lui assurer la victoire, Jin a muni une salle d’un système d’éclairage et de corde qui lui préviendra de ses chances de victoire.

FOOL NIGHT © 2021 Kasumi YASUDA / SHOGAKUKAN

Cette scène est composée de deux lignes verticales qui attirent notre attention sur le centre de la case. Elle nous présente une salle illuminée composée de quatre personnages entourés de sanctiflores. La position des fleurs et des plantes nous guide sur cette composition: Au premier plan on y voit Toshiro qui se cache sous la fenêtre, les deux lignes horizontales assurent une séparation nette entre Toshiro et le groupe d’individus.  L’organisation des divers éléments de cette case créée par cette narration n’est pas anodine. Bien que Thoshiro pense avoir trouvé un semblant de “richesse intérieur”. Il est toujours loin du monde dans lequel il croit avoir plongé. Il appartient à cet autre monde, il fait partie de ces éléments qui ne doivent être vus. En comparaison de ce groupe de personne composé de Yomiko, ami d’enfance de Toshioro et Jin son supérieur hiérarchique, leurs esprits sont libres et loin de ces interrogations pesantes. Ils peuvent s’autoriser à parier autre chose que leur vie. En ce sens, Toshiro occupe une place plus grande que le reste des personnages. Le contraste entre l’espace grisé et lumineux accentue l’écart entre les personnages. Toshiro qui a pourtant tout fait pour accéder à un semblant de lumière est toujours dans l’ombre. La lumière et sa symbolique sont précieuses dans l’univers de Fool night. Elle vient illustrer une vérité accablante: plus on est proche de la pauvreté, moins nous avons accès à la lumière naturelle. Et dans un monde où même la lumière artificielle est devenue rare et essentielle.

Toshiro ne peut y accéder.

Le contraste entre ces courbes et ces lignes droites expose les différents rapports entre les personnages. L’habitude de Kasumi Yasuda de séparer ses personnages par des lignes pour exposer la distance sociale entre des individus, cela provient de sa coutume à observer les personnages dans des films. L’univers cinématographique coréen et la vision du monde qu’ont certains réalisateurs obsède et interpelle l’auteur depuis toujours.

La verticalité narrative de Bong Jon Hoo 

FOOL NIGHT © 2021 Kasumi YASUDA / SHOGAKUKAN

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Parmi les œuvres qui auront marqué l’auteur le poussant à concevoir Fool Night MPD psycho en fait partie. D’un point de vue thématique l’interprétation du Joker de Todd Phillips est aussi présente. L’œuvre de ce dernier et de Kasumi Yasuda a pour point commun de décrire une forme de désespoir social. Ils portent tous deux un regard sur la société, sur les minorités et les plus précaires.  Tout comme Toshiro, on étouffe en même temps qu’Arthur Fleck, alias joker, lors de sa descente aux enfers. Toshiro qui ne perçoit  pas sa paie du mois car ce dernier est en retard sur ses tâches. Les médecins qui lui refusent d’apporter les soins nécessaires à sa mère atteinte de psychose, jusqu’à la chute angoissante de ce dernier finissant poignardé par sa propre mère. Ils éprouvent tous deux, une haine similaire face aux fortunés, à ceux ne leur ayant pas tendu la main. Malheureusement, Toshiro se soumet à une forme d’aliénation totale, abandonnant son corps dans une nécessité de survie et pour trouver une place dans ce monde. Tandis que face à cette aliénation, Arthur franchit le cap irréversible d’ôter la vie à autrui. “The Joker” de Todd Phillips, n’est pas la seule œuvre dont l’influence des thèmes traités a influencé la naissance de Fool Night. Celle de Parasite de Bong Joon-ho est bien plus profonde.

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

Au sein de Parasite, nous suivons la famille Kim. Une famille précaire qui vit grâce à la succession de petits boulots. Elle est composée d’individus unis et honnêtes, ils souhaitent juste vivre et travailler. Au cours de la rencontre entre le fils aîné des Kim et de l’un de ses amis d’enfance, lui-même travaillant en tant que professeur particulier dans une famille aisée: la famille Park. Les Kim saisissent cette opportunité  pour pouvoir travailler auprès cette dernière et disposer d’un revenu honorable. Les Park sont une famille fortunée composée d’individus au rapports solitaire et froid qui vivent dans un lieu artificiel. Une maison qui reflète l’aspect glaçant et malsain de leur lien. La famille Kim qui forme une entité à part entière est en opposition face aux Park dénuées d’individualités et de rapport avec le monde qui les entourent. La dynamique naissante entre ces groupes d’individus et les espaces qu’ils occupent sont étroitement liés. La maison est emplie de parois de verre, ils séparent aussi bien les habitants de ces lieux mais également avec le reste du monde. À l’image du père des Park déconnecté du monde, de sa voiture de fonction à son foyer. Les vitres de son véhicule le séparent du peuple, de son foyer, de la réalité, du vrai monde.

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

Bong jong hoo structure son univers et sa narration avec minutie pour représenter cette disparité avec toujours cette même verticalité qui est aussi rurale. Lorsque le fils aîné de la famille Kim arpente les rues pour aller à la rencontre de la famille Park. Il y a une distinction précise entre l’espace rurale haute et basse, les couleurs et la lumière accentuent une délimitation précise entre ces deux espaces. Plus il monte, plus le secteur est sécurisé avec des habitations en hauteurs loin de la vue du monde, n’apercevant qu’une parcelle morceau d’horizon illusoire et idyllique. La verticalité narrative ne s’arrête donc pas qu’à l’architecture rurale. Cette dualité haut-bas, ce rapport à la verticalité pour illustrer le rapport social est profondément enraciné dans la filmographie de Bong jong hoo.  Elle débute dès les premières secondes de Parasite, la famille Kim vit dans un appartement en demi-sous sol, des habitations au niveau des rues et des routes. L’architecture rurale est l’un des reflets de l’architecture sociale, la narration de Bong Joon hoo est telle une montagne pour représenter ce décalage.

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

La famille Park représentant une entité singulière qui possède sa volonté propre grâce la solidarité des individus qui la constitue,  à la famille Kim illustrée par des individus individualistes ayant une obsession pour les lignes séparant leur espace individuel. Si le symbolisme des escaliers est là pour mettre en lumière le rapport et la distance sociale, la présence des lignes qui vont jusqu’à hanter le père de la famille Kim. Elles sont là pour renforcer ce lien et alourdir le malaise social. Elles sont présentes aussi bien visuellement que par l’architecture de l’environnement de parasite, les personnages sont séparés par des lignes apparentes dans la composition des plans du film. Le cadrage créé par ces dernières établit un marqueur social, séparant autant dans l’espace que de manière symbolique les deux classes sociales qui opposent les personnages de “Parasite”. Le père de la famille Kim avertira le spectateur à plusieurs reprises de l’importance de ses lignes, ces dernières qui les éloignent de leurs peurs profondes, de l’ignorance du monde: 

“Je respecte les gens qui ne dévient pas de leur route.”
“Il semble toujours prêt à franchir la ligne, mais il sait s’arrêter à temps”

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

La présence de ces lignes appuie la bascule possible à tout instant, et ce, pour chaque membre des familles respectives. La mère de la famille Park  animée par une peur vive venant de cette crainte de les dépasser, la poussant à mener une vie léthargique dans sa demeure. La concierge se tenant à une distance précise de son employeur, le père de la famille Kim séparé symboliquement par les sièges et les vitres de la voiture, le fils ainé attiré par la fille ainée des park. La tension créée par ces lignes renforce l’obsession inconsciente qu’éprouve le spectateur envers ces derniers. L’utilisation de ces lignes et la narration de Bong jong hoo fascinent Kasumi Yasuda au sein de Fool Night, elle occupe une place similaire dans son illustration d’un désespoir structurel puissant.

L’influence narrative de Bong Joon Hoo sur Kasumi Yasuda : la représentation du désespoir structurel 

En bandes dessinées, aussi bien en manga, le noir et blanc a un sens et une portée narrativeDans Fool night, elle fait aussi preuve de marqueur social qu’un signe opposant deux états d’esprit entre des personnages. Elles viennent aussi exprimer une forme de bascule totale possible par les personnages. Comme cet instant où Toshiro rentrant d’une longue mission décide de renter chez lui, auprès de sa mère, pour l’aider avec les moyens qui sont les siens. Une fois la porte franchit, cette dernière s’élance sur son fils. Toshiro tente de se retourner et d’étreindre sa mère pour mettre fin à ces longues années de souffrance. Il s’ensuit une planche avec laquelle les paroles d’une sanctiflore qui résonnent en Toshiro. Les deux êtres sont séparés par une ligne nette opposant un espace lumineux avec cet autre espace sombre montrant le poids de l’action de Toshioro, et le risque de sombrer à jamais

FOOL NIGHT © 2021 Kasumi YASUDA / SHOGAKUKAN

Au sein de Parasite cet aspect se joue sur l’importance de la lumière et sa symbolique. La famille Kim sera souvent dans des espaces sombres, d’autant plus au sein du foyer de la famille Park où chaque espace vitale représente un lieu unique séparé du reste. La version noir et blanc vient apporter de la profondeur au sens narratif de la lumière. 

À l’image de Fool night, cette détresse structurelle est aussi représentée par Bong jong hoo par la verticalité de l’action. Tels que ce jour de pluie frénétique et perçante poussant la famille Kim à se réfugier dans leur foyer, on les suit, parcourant le chemin qui les oppose de la maison park. Une séparation marquée par une succession d’escaliers, et plus on s’engouffre dans ces derniers, plus l’inondation s’intensifie et la narration visuelle se métamorphose. Accompagné de lumières tamisées, on navigue dans une gamme de couleurs froide, sobre, grisé, blanche à des couleurs et des lumières plus chaudes, jaune, ocre. La narration verticale et visuelle sont des passerelles vers d’autres mondes, un univers rural et social différent.

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

BONG JOON HO Ⓒ 2019 CJ ENM CORPORATION, BARUNSON E & A

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 Références

  • Serra Askin, “Parasite – upstairs, downstairs”

https://www.serraaskin.com/post/parasite-upstairs-downstairs

  • Thomas Flight, “The Brilliant Cinematography of Parasite”
  • livre de Bong Joon-ho, “Parasite: A Graphic Novel in Storyboards”
  • Stéphane Charbit , « Bong Joon Ho, Les Racines du mal”
  • Salon de la vanité,  “Joker directeur de la photographie explique l’impact de la couleur dans le film” https://youtu.be/th9pG9Q6Kuo?t=518

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