Ocean rush: prendre la mer

Lorsque le soleil se lève, quand les rayons du midi s’affirment ou quand ces derniers s’éteignent, vous vous hâtez à votre cinéma habituel. Que vous soyez seul ou accompagné de façon préméditée ou improvisée. Étant renseigné sur la route à entreprendre ou animé par ce que vous réserve l’inconnu, vous arrivez à votre escale. Elle regroupe une diversité d’individus à la recherche de leur prochaine destination attitrée. Tandis que certains vous accompagneront dans ce théâtre vivant, votre billet, vous  donne accès à ce refuge familier. Une salle de cinéma, dans laquelle chaque séance fera naître une expérience singulière et affinera une nouvelle vision.

Une fois que le manteau de l’obscurité a recouvert tout votre être, c’est au tour de ce rideau blanc de se dévoiler comme l’horizon recouvrant la mer. En cet instant, assis à votre siège, des vagues timides surviennent: elles prennent tantôt la forme d’images et d’idées bougeant tout en liberté dans votre esprit. Tantôt,  celles d’un amas d’émotions soulevant et s’abaissant sans cesse, et parfois juste un instant de calme pour vous laisser le temps de façonner votre pensée.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Le cinéma est fixe et immuable, la mer est en mutation et en mouvement constant. Le temps en salle semble figé et le monde que nous connaissons a changé à notre retour. La mer, elle, est naturelle et appartient à ce monde changeant. Et pourtant malgré ces changements, l’odeur de l’embrun, le rythme du bruit des vagues aux faibles altérités, des actions répétées qui font émerger en soi un sentiment de nostalgie. Par instants la mer est calme, par d’autres moments, elle est en mouvement. C’est dans cette récurrence que le cinéma et la mer se rejoignent. Le cinéma permet d’entrer dans un autre domaine, une fois rentré du voyage, lors des quelques minutes suivant la fin de ce dernier, le monde tel que nous connaissons paraît inconnu. Grâce à cette immersion, elle nous aide à mieux le comprendre. À chaque fois que nous nous asseyons en ces sièges, des souvenirs lointains s’entremêlent à d’autres qui nous sont étrangers. Le cinéma met à disposition un lieu réconfortant par son obscurité qui nous assure un voyage tout en sécurité, et par les éléments parfaitement alignés qui constituent la salle. Il nous met face d’un lieu, une période inconnue, mais qui nous rassure et nous émerveille par des images gambadant tels des vagues maritimes. Les particules de poussière évoquent les cristaux d’embruns, la ligne horizontale de la mer celle de cette délimitation précise de ce cher écran blanc. Les émotions qui sortiront seront sans doute différentes, l’expérience unique, c’en est presque certain. Néanmoins, ces sensations ont une similitude commune qui s’est forgée au cours de ce temps monotone. Dans Ocean rush, la mer et ses vagues, le cinéma et ses films, nous projettent dans un paysage mental commun dont la familiarité est ancrée dans notre inconscient.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Ce lieu permet de cristalliser le désir d’un individu qui cherche à s’exprimer. Dans cet écran, il projette indirectement les sentiments du spectateur, vos sentiments, votre expérience.

Ocean rush de John Tarachine joue un rôle similaire. Il s’agit d’une œuvre prenant la forme d’une pièce offrant à l’autrice la possibilité d’exposer ses sentiments les plus intimes. Une sensibilité en lien avec ses interrogations sur l’art, des questions que l’on perçoit dans l’une de ses œuvres précédentes: “La sorcière du château au chardon”. Dans cette dernière, l’autrice profite de cette œuvre fantastique pour prendre du recul sur ces interpellations. Une position nous permettant aussi d’avoir une certaine distance avec soi-même vis-à-vis de ces idées. En plus de ces réflexions, elle retranscrit sa perception de l’art, via la magie qui opère grâce à l’importance du regard que l’on appose sur le monde: l’impact de la magie, de ceux pratiquant cet art, la peur du rejet par la société. Tout en décrivant son rapport aux autres, les moyens d’expression que l’on construit et s’approprie par ces médiums. Et, ainsi toute la difficulté que représente cet exercice. À la seule différence de ces œuvres précédentes, Ocean rush aborde de manière frontale ces questionnements. L’autrice s’adresse directement à l’individu, à vous lecteur, aussi bien à ceux qui créent que ceux qui ne créent pas, qu’à ceux désirant rejoindre le monde de l’art, mais terrifié à l’idée de l’annoncer: Où vais-je finir ? Est-il possible de prendre la mer ? La destination sera-t-elle une île sans espoir ?

Au plus profond de moi, j’ai toujours voulu faire partie de ceux qui créent. En rejoignant l’autre côté de la rive, en créant pour soi, en créant pour les autres, en réalisant pour faire vibrer le monde. Dans le fond, je n’ai jamais osé suivre cette voie, par peur, par doute, par une exigence froide et extrême. Et pourtant, bien qu’en avançant vers des voies qui s’éloignent de mon désir d’origine. L’œuvre de John Tarachine résonne chez moi d’un écho dont de rare œuvre en sont capables. Par ces écrits, je vous accompagne dans les interrogations de John Tarachine et d’Umiko, mais également des miens, celui de mon rapport à l’art et de la création.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

À l’instar de cet écran blanc dans lequel vous vous projetez, Ocean rush film en ces pages blanches votre histoire par ce récit qui transcende les générations.

La mer comme symbole de la création et des sentiments

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

John Tarachine est une autrice provenant de l’univers du boy’s love, elle a pu réaliser un certain nombre d’ouvrages amateurs gravitant autour du BL. À l’image de nombreuses autrices ayant forgé leur arme dans ce monde grâce à la flexibilité éditoriale, le format, la liberté de ton et de narration. 


Dans le cas de Tomoko Yamashita avec The Night Beyond the Tricornered Window ou encore de Utsubora d’Asumiko Nakamura.  Ces deux œuvres respectives naviguent aussi bien entre les genres, en passant du thriller psychologique à l’horrifique, des enquêtes paranormales aux récits d’onirismes. Tout en proposant des changements de tons récurrents, entre ambiance tantôt glauque, tantôt attendrissante. John Tarachine  jouit de cette même originalité narrative pour réaliser ses œuvres, pour ensuite poursuivre la pré-publication de ses mangas dans des magazines josei tel que le it COMICS pour Good night i love you et Comic tatan pour la sorcière du château au chardon. L’arrivée d’Ocean rush lui vaudra le premier prix de l’édition féminine Kono Manga ga Sugoi! 2022 de l’éditeur Takarajimasha, pour ensuite être nominé pour les mangas award 2022.

© 2013 Yamashita Tomoko, Libre Shuppan

© by NAKAMURA Asumiko / Ohta Shuppan

Ocean Rush dépeint le quotidien d’Umiko, une veuve sexagénaire ayant autrefois pour habitude d’aller au cinéma avec son regretté mari. À la suite de longues années sans avoir erré en ces lieux, c’est dans l’une de ces salles familières qu’elle fit la rencontre de Kai, jeune étudiant en fac de cinéma. Lors d’un échange avec ce dernier, une question éveilla un désir enfoui chez Umiko, des sentiments qu’elle tente de refouler qui réaniment une douleur enfouie:

“Dites-Moi, Umiko… Vous ne feriez pas partie de ceux qui veulent passer derrière la caméra, vous aussi ?

Même devant un film passionnant… Vous ne pouvez pas vous empêcher de regarder le public… En vous demandant comment il réagirait face à quelque chose que vous auriez tourné vous-même… C’est ça qui vous fait vibrer non ?” 

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

En cet instant une délimitation nette, s’est ancrée entre les individus, ils opposent deux êtres distincts:  un en accord avec soi-même, épousant son désir de créer qui est prêt à tout renverser et Umiko dont le quotidien maintenu avec minutie est bouleversé par cette vague brutale d’une rare intensité.  Ces vagues font partie maintenant de son univers, une fois sorties d’une séance habituelle. Un désir d’exposer ce qu’elle ressent se forme et la façonne, il ondule ensablement et crée cette envie de le dépeindre. Malgré tout, aussi imposantes que soient ces vagues, leurs ombres sont animées par une peur profonde: tandis que les doutes l’anime quant à la possibilité de créer, une frontière maritime continue de  se creuser. Pourtant, bien que n’ayant rejoint ce monde plus tôt, Umiko jouit de l’expérience de la vie, sa capacité à receler la beauté fugace des choses par sa vision simple et honnête nourrit son désir de créer, car le processus de création passe par le concret.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Les métaphores maritimes, en particulier celles des vagues et de la mer de John Tarachine abordent de multiples formes : des sentiments bruts, une rencontre, une révélation sur soi-même, une confrontation avec le passé, une porte séparant deux mondes. Le motif de la mer est un symbole récurrent de l’œuvre qui est liée à la création. Par ce fondement, l’autrice navigue dans  d’autres thématiques en explorant des emblèmes ancrés dans notre imaginaire lié au film, en tant que forme d’œuvre, mais aussi celle d’un lieu. Le cinéma, et son emblématique écran blanc comme forme d’exposition de désir. Ici celui d’un réalisateur et d’un groupe d’artistes qui l’accompagnent. John Tarachine s’interroge sur cette figure de l’écran, ce qu’elle représente, les procédés qu’il offre pour exprimer ses sentiments.

L’écran blanc: pour s’adresser à autrui, représenter l’autre

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Ocean rush est une œuvre avec une forte part d’auto-projection, et lorsque que ce sentiment est nié il est facile de s’effondrer ou plutôt de ressentir un grand sentiment de peine. La peur de franchir cette frontière et de ne pas tenir le cap, la crainte de s’adonner à sa passion et d’échouer, l’appréhension de suffoquer et d’être submergé par les émotions. Umiko est en combat constant contre elle-même, et dès l’instant qu’elle repousse ces vagues d’émotions, elle souffre. Par la sensibilité qui est la sienne, du regard qu’elle appose sur le monde, la frontière entre elle et le lecteur se brise de manière naturelle, et nous projette à plusieurs niveaux vers des faits ou des choses: que cela soit avec notre passé, un doute qui nous anime, les yeux projetés vers un avenir brumeux.

John Tarachine joue sur son découpage et de ses métaphores maritimes pour représenter ces projections. Avant de rencontrer Kai qui bouleversera son quotidien, Umiko fit une première rencontre, celle avec un lieu : le cinéma. Cette rencontre l’amène à faire une confrontation avec son passé qui lui remémore ce qui l’obsède dans cet instant particulier. Une fois assise, le son qui s’amorce, l’écran blanc défilant les images, elle se retourne pour observer autrui.

La planche de cette scène est composée de quatre cases, dans la première, on découvre à gauche Umiko jeune accompagnée à sa gauche de son défunt mari tous les deux assis sur des sièges.  Il en suit cette case, où nous observons au premier plan des sièges, au second, nous retrouvons Umiko assise au milieu de ce plan. Au fond de cette case l’écran blanc de la salle de cinéma entouré de son rideau, accompagné sur les côtés des portes de sortie. Cette case est composée d’une zone grisée et d’une zone blanche à l’intérieur, elle montre un écran immense auquel Umiko fait face, sa lumière aveuglante éblouissant son quotidien sobre et monotone.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Si la mer peut être une frontière entre deux mondes, quels sont les moyens pour pouvoir communiquer entre ces derniers ? Comment toucher ceux de « l’autre côté  » ou comment procède-t-il ? Les films sont l’un de ces moyens et le cinéma l’un de ces vecteurs. Le cinéma signe l’annonce d’une rencontre avec laquelle on se projette, une projection des sentiments qui emplissent cet écran blanc d’émotions divers, on y expose une part de soi. Dans le but de créer un échange entre l’œuvre et le spectateur,  puis entre le spectateur et celui qui a créé.  Une forme d’expression, une communication indirecte qu’Umiko cherche à atteindre. 

Cette scène, en particulier cette case et celle où umiko se retourne m’a marqué. L’absence de bulle de dialogue sur ces cases qui sont toutes les deux séparés part les paroles du mari d’Umiko qui amplifie la symbolique de ce passage où rentre dans l’intimité du personnage. Le temps se dilate, et la place que prend Umiko et cet écran blanc en est accentué; pour ensuite faire disparaître l’importance portée sur ces deux éléments centraux, en jouant sur un autre point de vue, où nous rentrons dans une scène intime entre ces deux entités. On y voit Umiko qui observe les réactions d’autrui face à l’œuvre qu’ils regardent, en s’imaginant ce que cela donnerait si elle avait réalisé le film. Comment en s’adressant à eux par ce moyen d’expression, quelles sont les émotions émergeront entre les deux. En retournant Umiko le regard apposé vers le lecteur, elle s’interroge sur ce que cela donnerait s’elle était derrière ce cadre. Qu’elle forme d’échange cela prendrait si elle était derrière la caméra, quelle expression ressortirait des spectateurs, car pour elle cet écran est la manière la plus directe de s’adresser aux autres.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

Lors de ces instants, le désir de prendre la mer est à la fois grisant et terrifiant, pourtant cet art offre une possibilité de communication tanguant entre l’aspect brut et intime de la chose. Alors pourquoi, est-ce que certains créent et d’autres non ? Dans cette interrogation, l’autrice semble s’adresser au lecteur, mais avant tout à sa propre personne. Lorsqu’on décide de réaliser des choses sérieusement, il est difficile de le placer sur l’excuse d’un passe-temps telle une échappatoire, e tentant de prendre ce chemin, il devient douloureux d’errer dans cette voie…

Peut-on faire partie de ceux qui créent ?

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

“On ne pense pas à ça habituellement. Comment voit-on le monde, la génération de nos grands-parents ?”

Le regard des spectateurs, celui d’autrui sur ses œuvres, compte pour Umiko. Elle qui a beaucoup vécu, une fois confrontée à la réalité que le cinéma et faire des films la passionne, devoir l’accepter, l’assumer est un exercice délicat. Dans la difficulté que représente cette position d’annoncer au monde que l’on souhaite rejoindre et contribuer à cet univers est terrifiant, et la peur qu’il nous rejette est capable de nous pétrifier. À cet âge a-t-on le droit de mener cette grande passion qui nous anime ? Comme une frontière à dissoudre,  le milieu social, notre entourage, nos amis, ce sont autant de facteurs qui façonnent notre être, notre histoire. Le cinéma est le projecteur de notre histoire, il permet de façonner, modeler ce que nous sommes et reflète un désir de narrer sa propre histoire. Et, quels que soient ces éléments qui façonnent notre bateau, notre désir varie.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten

L’art et les formes multiples qu’il aborde sont un moyen de communication précieux, il offre la possibilité de retranscrire des sentiments bruts. Il en devient fascinant d’observer quels sont les sentiments que cela évoque ou non chez l’individu. 

J’ai toujours voulu faire partie de ceux qui créent, ceux qui narrent, ceux qui marquent autrui par leur production. En ce sens, je ne peux que soutenir la motivation créative de l’autre à une certaine distance, sans être capable de le transmettre avec des mots.

Et, pourtant…

J’ai toujours voulu créer, d’être de ceux qui façonnent, ils modulent le monde à leur humble niveau, en retranscrivant leur désir et en narrant leur histoire.

J’ai une profonde admiration pour les artistes. Pour chacun des métiers créatifs, j’ai souhaité m’immiscer dans ces derniers en explorant les possibilités qu’ils offrent. Par instants, la patience me faisait défaut, d’autres fois, l’inconnu me figeait. Prendre la mer, dissoudre cette frontière d’embrun à l’image d’Umiko face à cet écran blanc illuminant la salle. Je désire y peindre, pour pouvoir y projeter mes sentiments, mes créations. Dans l’écriture où je partage les sentiments et les expériences que je vis via  à la lecture, à la vue et découverte de diverses œuvres je ne fais qu’apposer sur un rideau blanc ce qu’évoque la création des autres, sans celles-ci rien ne se forme. Alors, ai-je la possibilité de prendre la mer ? de rejoindre l’autre côté . Mes écrits ont-ils, ne serait-ce qu’un maigre impact sur le monde à mon humble niveau ? Au même titre qu’Umiko, ces interpellations me submergent chaque jour comme la mer.

Comme le suggère Umiko de nombreux facteurs sociaux, environnementaux et cognitifs influent sur notre possibilité de prendre la mer. Des paramètres pouvant embellir notre bateau, le fissurer, le souiller ou le consolider. Quoiqu’il advienne ces éléments affectent le bateau et forgent d’un certain degré son propriétaire, car tout le monde peut créer, cet apport est précieux. Et ce même apport que je reçois de ceux qui créent dans mon entourage, ce qu’ils apportent à tout un collectif d’artistes, je veux en faire de même et apporter quelque chose aux autres par ces écrits qui m’animent.

© by TARACHINE / TARATSUMI John / Akita Shoten


Références

Book Asashi, interview de John tarachine:

Souffle.life, interview de John tarachine:


Zeph & Ramo , Le mystère familier – MUTAZIONE X BOKUNATSU:

le blog noissapé, « le Bus démarre rencontre, dernier regard:

Nostroblog, Adieu Eri – Amour, résurrection, éternité

4 réflexions sur “Ocean rush: prendre la mer

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